Novembre 2018
Conférence: 14èmes Journées du Cancéropôle Grand Sud-Ouest
Projet: Historical analysis & scientometric modeling of sleeping beauty and serendipity discoveries.
Auteurs:
Philippe Gorry University of Bordeaux
Pascal Ragouet University of Bordeaux
andrew lumsden
Résumé :
À l’heure actuelle, les notions d’innovation et de recherche translationnelle sont très fréquemment utilisées. Elles renvoient souvent à la nécessité de contribuer à une circulation de connaissances scientifiques nouvelles dans une logique de valorisation. Pourtant, la nouveauté n’est pas exclusivement liée à des découvertes : des travaux peuvent rester très longtemps ignorés, avant d’être reconnus.
Ce phénomène de reconnaissance tardive connaît un regain d’intérêt avec l’analyse en scientométrie des « belles au bois dormant » (ou « sleeping beauties »), et de leur prévalence et importance en histoire et sociologie des sciences (Gorry & Ragouet, 2016 ; El Aichouchi & Gorry, 2018).
Cette notion introduite par Van Raan (2004) désigne un article très peu cité pendant une période initiale de plus de 10 ans (période du « sommeil »), qui reçoit au cours des années suivantes beaucoup de citations (période du « réveil ») du fait de son utilisation dans la publication d’un chercheur (le « baiser du Prince »). Le travail présenté se propose d’explorer les dimensions scientométriques, historiques et sociologiques du sommeil et du réveil des travaux d’Otto Warburg. Ce chercheur allemand du début du XXe siècle a été récompensé du prix Nobel en 1931 « pour sa découverte de la nature et du mode d’action de l’enzyme respiratoire », dans les plantes et les cellules cancéreuses. Il postulera l’hypothèse que les cellules tumorales n’ont pas besoin d’un milieu riche en oxygène pour se développer.
Fort de ses résultats, il ira même plus loin dans ses conclusions, et recommandera un régime nutritionnel pour prévenir et guérir du cancer. Ces propos déclencheront alors une forte polémique. Le métabolisme des cellules cancéreuses décrit par Warburg est devenu depuis un éponyme associé au cancer : l’« effet Warburg », et constitue depuis ces dernières années une nouvelle piste thérapeutique.
Sur le plan bibliométrique, l’article fondateur de Warburg à propos du lien entre métabolisme et cancer, publié en 1956 dans la prestigieuse revue Science, remplit les critères de Van Raan. Cet article a traversé un sommeil de près de 45 ans avec moins de 10 citations annuelles avant d’être réveillé à partir de l’année 2006 pour atteindre rapidement en 2016 un pic maximum de 686 citations, marquant la reconnaissance étendue des travaux de Warburg. Afin de comprendre la dynamique du réveil, nous avons eu recours à une analyse du réseau des citations de ce travail afin d’identifier les « Princes », ces chercheurs ayant contribué significativement à la reconnaissance de l’importance des travaux de Warburg.
Cela nous a permis ainsi d’identifier des chercheurs en activité ayant participé à ce réveil, ce afin de mener une série d’entretiens semi-directifs portant, d’une part, sur leur trajectoire et, d’autre part, sur le contexte dans lequel ils ont été amenés à citer le travail d’Otto Warburg, les raisons qui les ont poussés à redécouvrir sa contribution.
Les entretiens portent notamment sur la façon dont les chercheurs qui citent le travail de Warburg plus ou moins longtemps après son réveil se représentent cette contribution, sur ce qu’ils considèrent comme ses apports, sur l’importance de ce que l’on appelle maintenant l’« effet Warburg », sur le caractère éventuellement controversé de la thèse et, le cas échéant, sur les échanges que ces chercheurs ont eus avec des cliniciens à propos du travail de Warburg. Le travail proposé ici et qui repose sur des méthodes mixtes vise par conséquent à explorer, au sein de la recherche française, les facteurs explicatifs de la reconnaissance tardive du travail de Warburg et d’amorcer, à partir de cette étude de cas, une exploration des mécanismes qui pourrait expliquer la résistance à la circulation de résultats et savoirs scientifiques et à leur transformation en pratiques diagnostiques et thérapeutiques dans le domaine de la cancérologie.