Un article de Cancer Rose
Le dépistage des cancers du sein et son objectif, un diagnostic plus précoce pour mieux guérir : un leurre pervers ?
Par Dr Bernard Duperray
Médecin radiologue retraité après 41 ans de pratique sénologique à l’hôpital Saint Antoine, Paris.
Ancien président du comité scientifique pour la mise en place du dépistage du cancer du sein (à titre expérimental) dans l’Oise, a démissionné de ces fonctions en 1995, quand il s’est agi d’étendre le dépistage sur le plan national.
Pas de lien d’intérêt.
Abstract
The average tumor size at diagnosis has been declining but one cannot see any drastic drop in mortality. Where a decline in mortality is observed, it is the same among screened and unscreened women. There is no decline in advanced forms nor in the number of total mastectomy. Epidemiological studies generated by screening provided evidence of its failure far above clinical findings. Trying to obtain an early diagnosis by screening mammography is an illusion.
In addition, the setting up of mass screening revealed a significant pernicious effect : overdiagnosis and its corollary, overtreatment. Overdiagnosis is an explanation of the contradiction between the apparent success of the treatment on so called early diagnosed cancer thanks to screening and the absence of significant mortality reduction within the population.
The need for a new definition of the cancerous breast disease and its natural history becomes evident.
Tout a commencé par une évidence à priori intuitivement inébranlable
Plus on détecte tôt un cancer du sein, plus la lésion est petite au moment du diagnostic, meilleur est le pronostic.
C’est l’impression que donne l’observation clinique superficielle en dehors de toute considération épidémiologique.
A partir de cette impression s’est élaborée l’hypothèse d’une histoire naturelle du cancer du sein qui a toujours cours aujourd’hui.
Selon cette conception, une lésion de petit volume signifie une lésion diagnostiquée précocément. Petit et précoce sont synonymes de curable.
Si l’on n’intervient pas, la progression de la maladie est inéluctable et linéaire dans le temps avec un enchaînement mécanique :
Cellule atypique > carcinome in situ > cancer invasif > métastases > décès par cancer.
Le cancer est perçu comme une maladie d’organe à extension progressive, loco régionale puis générale secondairement avec des métastases.
Ce schéma est validé par Halsted, un chirurgien nord américain qui annonce en 1894 qu’une chirurgie radicale enlevant le sein, le plan pectoral, les ganglions, etc… diminue les récidives et permet de guérir la maladie.
Dans le schéma « Halstedien» :
la dissémination tumorale se fait mécaniquement.
le type d’intervention détermine le devenir de la patiente.
tout retard de diagnostic est préjudiciable.
Le dépistage et, grâce à celui-ci, le diagnostic précoce devaient aboutir à une baisse drastique de la mortalité, à l’éradication des formes évoluées et à la diminution du nombre de mastectomies totales. Grâce au dépistage, on ne devait plus mourir prématurément d’un cancer du sein.
Cette hypothèse paraissait d’autant plus plausible que le cancer du sein constitue un modèle pur pour la cancérologie qui revendique ce schéma : il siège dans un organe externe, facile d’accès, non vital, susceptible d’une chirurgie radicale. Tous les ingrédients d’un succès du dépistage étaient réunis.
Quelles sont les constatations cliniques et épidémiologiques après 25 ans de pratique du dépistage à la recherche du fameux diagnostic précoce ?
La lutte contre le cancer du sein a eu pour priorité la recherche d’un diagnostic précoce. Ainsi, la taille des tumeurs au moment du diagnostic n’a cessé de se réduire : on se plait à dire qu’on est passé entre les années 50 et 80 “ de la prune au noyau” avec une diminution du nombre de creux axillaires envahis.
Aujourd’hui, la taille moyenne des tumeurs au moment du diagnostic est inférieure à 2 cm. Mais on n’observe pas la baisse drastique de mortalité attendue. Là où une baisse de mortalité est constatée, elle est identique chez les femmes dépistées et les femmes non dépistées. Il n’y a pas de recul des formes évoluées ni de recul du nombre de mastectomies totales. (1), (2), (3) (4)
Le cancer du sein reste une préoccupation majeure de santé publique.
La polémique sur les résultats des méta analyses des études randomisées est dépassée. Il faut inclure les études les plus biaisées pour montrer une baisse de mortalité, d’ailleurs constamment revue à la baisse. L’absence de résultat sur les études en population va dans le même sens pour affirmer que le dépistage et la recherche d’un diagnostic précoce sont un échec. (5) (6) (7)
De même, la mastectomie radicale mutilante de Halsted a été un échec.
Il a fallu attendre les années 1970/80 pour que Fisher et Veronesi remettent en cause l’hypothèse « Halstédienne » par des études randomisées et avancent une hypothèse alternative, qui ouvrait la voie à la chirurgie conservatrice :
« Il n’y a pas d’ordre dans la dissémination de la tumeur. Les variations de traitement n’affectent pas la survie. »
Ces constatations n’ont abouti ni à une remise en question du schéma retenu de l’histoire naturelle des cancers du sein ni à un changement des pratiques. Pourtant, il est évident que petit ne signifie pas précoce, volumineux n’exclut pas un diagnostic précoce, petit ne signifie pas obligatoirement bon pronostic.
Deux constatations paraissent totalement contradictoires :
- Plus petite est la lésion découverte, meilleur est le pronostic.
- La diminution de la taille moyenne des lésions obtenue en population ne s’accompagne pas d’une baisse significative de la mortalité.
Par ailleurs, parallèlement à cette diminution de taille, on constate une augmentation considérable de l’incidence de la maladie, c’est-à-dire du nombre de nouveaux cas découverts chaque année. L’incidence des cancers du sein en France a été multipliée par 2,3 entre 1980 et 2000.
Deux hypothèses sont envisageables : une simple coïncidence entre la mise en place du dépistage et la survenue d’une épidémie de cancers du sein ou l’apparition de diagnostics de cancer du sein en excès liée au dépistage : le surdiagnostic. (8)
Si l’accroissement continu des nouveaux diagnostics annuels correspondait à une épidémie de cancers à évolution létale, il faudrait alors que la réduction de mortalité grâce au dépistage soit considérable : on aurait un cancer guéri pour un décès en 1980 et trois cancers guéris pour un décès en 2000. Or ni les résultats les plus optimistes des essais contrôlés concernant la réduction de mortalité ni les progrès thérapeutiques durant cette période ne peuvent soutenir cette hypothèse.
En outre, les études épidémiologiques et les résultats d’autopsies systématiques dans une population sans pathologie mammaire connue montrent un excès de cancers par rapport à ce qui est observé dans le même temps dans la population générale. (9) Plus on cherche, plus on trouve !
L’hypothèse d’une majoration du surdiagnostic liée au dépistage n’a pas de contre argument objectif. L’augmentation de l’incidence est essentiellement due au surdiagnostic même si des facteurs environnementaux interviennent également. Mais les facteurs environnementaux ne peuvent pas expliquer la brutalité de l’accélération. (10) (11)
Le surdiagnostic a une définition encore trop vague.
Le surdiagnostic est le diagnostic histologique d’une “maladie” qui, si elle était restée inconnue, n’aurait jamais entraîné d’inconvénients durant la vie de la patiente.
Dans le contexte de nos connaissances actuelles, ce n’est pas une erreur de diagnostic, c’est un diagnostic correct mais sans utilité pour la patiente. (12) (13)
Ce concept pose un problème, il est totalement contre intuitif. Le surdiagnostic n’est identifiable ni par le soignant ni par l’anatomopathologiste ni par la patiente. Pour eux, il n’y a que des diagnostics.
Sa réalité est mise en lumière par l’épidémiologie, en comparant des populations soumises à un dépistage d’intensité variable. Sans l’aide de l’épidémiologiste, la confusion entre taux de létalité et taux de mortalité est inévitable et elle masque la réalité du surdiagnostic.
Le taux de létalité est le nombre de décès rapporté au nombre de diagnostics de cancer du sein. L’augmentation de l’activité diagnostique (dépistage) induit une augmentation des cas prévalents et du surdiagnostic noyé dans la masse des diagnostics, elle contribue ainsi à la diminution du taux de létalité et à l’impression d’un succès.
C’est la perception qu’a le clinicien de la maladie chez un individu.
Le taux de mortalité est le nombre de décès rapporté à l’ensemble de la population. C’est ce qui mesure vraiment l’efficacité d’une opération de santé publique. C’est la perception qu’a l’épidémiologiste de la maladie en population.
Ce sont deux approches différentes de la maladie. En prendre conscience permet de comprendre la difficulté qu’éprouve le clinicien à ne pas se laisser égarer par le surdiagnostic.
Le surdiagnostic est une explication de la contradiction entre le succès apparent des traitements sur des cancers diagnostiqués soi-disant “précocément” grâce au dépistage et l’absence de réduction significative de la mortalité en population. (14)
Le surdiagnostic, plus fréquent parmi les petites tumeurs sans envahissement ganglionnaire, donne l’illusion de l’efficacité d’un diagnostic précoce, du dépistage et des traitements inutiles subis par les patientes surdiagnostiquées. (15)
Dans l’état actuel de nos connaissances, il nous est impossible de différencier un cancer évolutif létal d’un cancer surdiagnostiqué mais ce que nous pouvons dire, pour en finir avec des pratiques médicales qui détruisent la vie de femmes bien portantes, c’est qu’une femme asymptomatique n’a aucun intérêt à risquer un surdiagnostic par le dépistage, qu’il soit de masse ou individuel, dans l’espoir d’un diagnostic précoce car le dépistage n’a aucun résultat probant, qu’il s’agisse de la baisse de mortalité ou de la réduction des formes avancées.
La recherche d’un diagnostic précoce par le dépistage de masse organisé a été le catalyseur du surdiagnostic mais, en même temps, ce dépistage de masse a permis grâce aux études épidémiologiques qu’il a suscitées, d’apporter des éléments de preuve supérieurs à la simple observation clinique et il a mis en lumière la nécessité d’une nouvelle définition de la maladie cancéreuse du sein et de son histoire naturelle.
Une conception de la définition et de l’histoire naturelle de la maladie à réécrire.
Les pratiques diagnostiques et thérapeutiques actuelles sont liées à une définition de la maladie et à une hypothèse de son histoire naturelle erronées, qui perdurent depuis la fin du XIX siècle bien qu’elles soient contredites depuis des décennies par les faits et bien que leur bilan soit désastreux : la mortalité par cancer du sein a peu baissé, celui-ci reste un des cancers féminins les plus meurtriers, alors qu’on lui a consacré plus de moyens qu’à d’autres pathologies. (16)
Rien dans l’histoire naturelle de la maladie que l’on observe avec les outils d’aujourd’hui ne permet de caractériser la notion de précocité du diagnostic. On ne connait pas l’élément fondateur de la maladie.
Par ailleurs, il n’y a pas de lien de proportionnalité entre la taille tumorale et l’écoulement du temps. Du lien constaté entre la taille de la tumeur et le pronostic, on a déduit abusivement une corrélation entre petite taille tumorale et précocité du diagnostic, sous prétexte qu’une lésion a été petite avant d’être grosse.
Or l’évolution de la maladie n’est pas linéaire : des tumeurs peuvent rester stables, régresser, disparaître, devenir grosses en quelques jours, des tumeurs millimétriques être métastasées. L’augmentation considérable du nombre de cancers in situ diagnostiqués et traités ne s’est pas accompagnée d’une diminution du nombre des cancers invasifs.
La présence du surdiagnostic est la preuve que la maladie évolutive ne débute pas obligatoirement avec la découverte de l’anomalie histologique qui fait porter le diagnostic de cancer du sein. Cela vaut aussi bien pour des cancers invasifs que des in situ. Comment dans ces conditions parler de diagnostic précoce qui améliorerait le pronostic ?
La quête d’un diagnostic précoce réalise simplement un biais de sélection, qui favorise le surdiagnostic. Cela explique que la mortalité ne soit pas influencée par le dépistage dans la population malgré la diminution de la taille tumorale observée en moyenne.
La spécificité du dépistage de masse organisé est le paradoxe suivant : plus il s’améliore techniquement (et on ne cesse de l’améliorer), plus il devient pervers.
En effet, la définition purement histologique du cancer du sein est insuffisante pour caractériser la maladie mortelle. Avec un même symptôme, la tumeur épithéliale, le cancer du sein apparaît comme une maladie hétérogène aux modalités évolutives multiples et opposées, allant de la régression à la mort, sans lien avec la précocité du diagnostic.
Conclusion :
Ces positions à contre courant découlent simplement de l’observation des résultats du dépistage. Le choix de celui-ci dans l’optique d’un diagnostic le plus précoce possible est un cul de sac.
Le diagnostic « précoce » obtenu par la mammographie de dépistage est un leurre qui catalyse l’effet pervers le plus grave du dépistage : le surdiagnostic avec son corollaire, le surtraitement, intolérable compte-tenu de la nature des soins prodigués.
Différer le diagnostic chez des femmes asymptomatiques est sans conséquence sur leur avenir, bien au contraire. L’heure est à la reconstruction d’une théorie de l’histoire naturelle du cancer du sein plus conforme aux faits et connaissances actuelles.
Il faut en premier lieu répondre aux questions suivantes :
– Qu’est – ce qu’un cancer ? Une maladie mortelle qui finit par tout envahir ou une anomalie cellulaire repérée au microscope à un moment t sans préjuger de son devenir ?
– A partir de quand est-on malade ?
– Pourquoi certains cancers ne se développent-ils pas ou régressent ?
– Quel est le rôle réel de la tumeur épithéliale dans la maladie cancéreuse ?
D’ores et déjà, la reconnaissance du surdiagnostic et de toutes ses conséquences devrait modifier les pratiques médicales, les résultats thérapeutiques étant actuellement mal interprétés du fait du surdiagnostic, dédramatiser l’urgence diagnostique, déculpabiliser les sceptiques, inciter le corps médical à être moins péremptoire dans ses propositions diagnostiques et thérapeutiques.
Biblio
(1) – BMJ 2014; 349 doi: http://dx.doi.org/10.1136/bmj.g6358 (Published 26 November 2014) Cite this as: BMJ 2014;349:g6358 Mammography screening Stable incidence of advanced breast cancer argues against screening effectiveness. Philippe Autier, Cécile Pizot, Mathieu Boniol, professor and senior statistician1
(2) – Autier P., Boniol M., Gavin A., Vatten L. J. « Breast cancer mortality in neighbouring European countries with different levels of screening but similar access to treatment: trend analysis of WHO mortality database » BMJ 2011;343:d4411
(3) – « Mammography screening. Truth, lies and controversy » ; P.C. Gotzsche ; Radcliffe Publishing, Londres, Prix Prescrire 2012
(4) – Nikola Biller-Andorno,MD. Ph.D, Peter Jüni,MD ; “Abolishing Mammography Screening Programs ? A View from the Swiss Medical Board. N Engl J Med 2014 ;370 :1967 ; May 22, 2014 ; DOI : 10.1056/ NEJM p 140 1875.
(5) – GOTZSCHE PC NIELSEN M Screening with mammography (Review) Cochrane 7 octobre 2009 issue 4
(6) – Commentary on: Does screening for disease save lives in asymptomatic adults? Systematic review of 5 meta-analyses and randomized trials ; Paul G. Shekelle. International Journal of Epidemiology, 2015, 1–2 doi: 10.1093/ije/dyu267
(7) – Revue Prescrire, (mars, avril, mai 2006, oct 2007)
(8) – Overdiagnosed: Making People Sick in the Pursuit of Health ; H. Gilbert Welch (Author), Lisa Schwartz (Author), Steve Woloshin (Author)
(9) – Nielsen M, Thomsen JL, Primdahls et al. Breast cancer and atypia among young and middle-aged women : a study of 110 medicolegal autopsies. Br J Cancer 1987 ; 56 : 814-819.
(10) – Jorgensen K J, Gotzsche P C Overdiagnosis in publicly organised mammography screening programmes: systematic review of incidence trends BMJ 2009 ; 339:b2587
(11) – Overdiagnosis and Overtreatment in Cancer An Opportunity for improvement. » Laura J. Esserman, MD, MBA, Ian M Thompson, Jr, MD, Brian Reid, JAMA. August 28, 2013; 310(8)
(12) – BMJ 2016 ; 352:h6080 doi: 10.1136/bmj.h6080 (Published 6 January 2016) Why cancer screening has never been shown to “save lives”—and what we can do about it
(13) – « Dois je me faire tester pour le cancer ? Peut-être pas et voici pourquoi. » G. Welch, Les presses de l’université de Laval. 2005
(14) – Médecine (vol 2 N° 8 2006) « Le dépistage : Une bonne intention, une mauvaise théorie de l’histoire naturelle de la maladie, un résultat absurde » Duperray B, Junod B.
(15) – « Twenty five year fellow-up for breast cancer incidence and mortality of Canadian National Breast Screening Study : randomised screening trial » Anthony B Miller, C Wall, C J Baines, P Sun, T To, BMJ / 2014, 348 g366 doi : 10.1136
(16) – Harding C et coll. et coll. Breast Cancer Screening, Incidence, and Mortality Across US Counties. JAMA Intern Med. Published online July 06, 2015. doi:10.1001/jamainternmed.2015.3043
Source : https://www.cancer-rose.fr/le-sur-diagnostic-par-dr-bernard-duperray/